1913 – 1914. LA CLAIRVOYANCE DU NEOPHYTE

C’est le 9 décembre  1913 que pour la première fois Gaston Doumergue est nommé président du Conseil, à la demande du Président de la République Raymond Poincaré. Il le sera jusqu’au 8 juin 1914. Il a cinquante et un an et accède au pouvoir à un moment particulièrement difficile.

En politique intérieure son gouvernement sera confronté à plusieurs crises majeures qui menaceront même le régime républicain. Les affaires Caillaux et Rochette ont été souvent comparées par les contemporains à l’affaire Dreyfus tant elles ont suscité de haines et de passions. Et tout cela à la veille d’élections générales dont l’approche exacerbe les antagonismes. Ce qui fera dire à Jean Jaurès dans son journal L’HUMANITE : « Toutes les fois que […] il y a un point qui se décompose Messieurs Briand et Barthou accourent comme des mouches se posant sur des choses gâtées ». (L’Humanité du 6 mars 1914)

Pourtant en plus de cette lourde charge de la direction du gouvernement, Doumergue va exercer aussi les fonctions de ministre des affaires étrangères à un moment où la tension internationale s’aggrave. Et on peut affirmer que contrairement à beaucoup des politiques d’alors  il a compris que le déclenchement proche d’une guerre est inéluctable. A la fois par sa perspicacité personnelle mais aussi par l’exercice quotidien de ses fonctions au plus haut niveau de responsabilités à la veille même du déclenchement des hostilités. Car s’il est chef du gouvernement et ministre des affaires étrangères de décembre 1913 à juin 1914 il sera encore ministre des affaires étrangères dans le gouvernement suivant (Viviani 1) du 3 au 26 août 1914. Au moment même de la déclaration de guerre.

Avec beaucoup d’intelligence Doumergue qui n’avait jamais occupé ce ministère va très modestement s’informer et s’entourer d’hommes compétents. A commencer par Pierre de Margerie qu’il nomme Directeur politique au Ministère des Affaires Étrangères, un choix courageux qui était loin de faire l’unanimité. Ainsi Clémenceau dans les colonnes de son journal L’HOMME LIBRE reprochera à Doumergue d’avoir pris comme second un ancien élève du Collège des jésuites qui plus est fils d’un doyen de Faculté catholique. Lui, un protestant, qui milita et vota en 1905 pour la séparation des églises et de l’Etat.

Une fois de plus Doumergue apporte la preuve de son ouverture d’esprit, de son absence totale de sectarisme. Seul l’intérêt supérieur du pays compte. Une autre promotion révèle que pour lui, seules les qualités humaines et professionnelles sont prises en compte : Philippe Berthelot accède au poste de  directeur politique adjoint. En 1934, peu de temps avant sa mort, écrivant à Doumergue il évoque  sa collaboration : « Je songe aujourd’hui avec un vif plaisir aux heures où il m’a été donné de travailler à vos côtés en 1913 et 1914 ».

Tout le personnel diplomatique est unanime sur les qualités de Doumergue. Dès le départ il consulte, écoute cherche à s’informer et très vite  fait preuve de compétences.

Paul Cambon qui avait été secrétaire de Jules Ferry et qui de 1898 à 1920 fut ambassadeur à Londres écrit : « M. Doumergue que j’ai vu plusieurs fois m’a fait bonne impression. Assurément, il n’a pas les manières de l’ancienne cour, mais il est intelligent et il n’a pas la prétention de traiter sans les connaître les affaires de son département. Il est bien entouré et il écoute les conseils des gens auxquels il reconnaît du jugement. Il a surpris les ambassadeurs étrangers qui, sur la foi de nos journaux, s’attendaient à trouver au quai d’Orsay un vrai grotesque. Il est à cent piques au dessus de certains de  ses prédécesseurs ».  (Correspondance t.3 Grasset 1946).

Même opinion chez Maurice Paléologue entré au Ministère des affaires étrangères en 1880, ambassadeur à Sofia de 1907 à 1912 puis à Saint-Pétersbourg en 1914 qui écrit dans son journal : « Je viens de passer deux heures avec Doumergue à lui exposer les grandes lignes de la situation européenne. Il commence par me dire sur un ton de franchise cordiale qui me touche : « c’est sur les instances de M. Poincaré que j’ai consenti à prendre le portefeuille des Affaires Etrangères car je ne me suis jamais occupé de politique extérieure. Je me mets donc  entre vos mains. En retour, je ne vous demande qu’une chose : ne me dissimulez jamais rien de votre pensée, même et surtout quand vous sentirez que je ne pense pas comme vous … »  (Journal – 1913 – 1914, Au quai d’Orsay à la veille de la tourmente, Plon 1947).

Dans un poste ministériel qu’il n’a jamais occupé, Doumergue arrive au quai d’Orsay  avec modestie. Gros travailleur il s’imprègne des dossiers, s’entoure d’excellents collaborateurs ce qui est la preuve  d’un vrai talent de gouvernance. Au point que sa compétence est rapidement reconnue. Poincaré confie dans ses Mémoires : « M. Doumergue était un chef de gouvernement très actif et un ministre des affaires étrangères très avisé. Il avait à la fois de la rondeur et de la pénétration, de la bonhomie et de la sagacité ». Et d’ajouter « Depuis que j’étais l’hôte de l’Elysée j’étais loin de voir toutes les dépêches ou même tous les télégrammes qui arrivaient au Ministère […] on m’apportait tous les matins les télégrammes que le Ministère jugeait intéressants et beaucoup plus rarement la copie de quelques dépêches. En dehors de cette brève communication quotidienne je n’étais renseigné que par les conversations du Ministre. Monsieur Doumergue venait très volontiers causer avec moi et il me tenait au courant de tout ce qui représentait un sérieux intérêt […] je me sentais auprès de lui en parfaite sécurité. Il dirigeait en pleine indépendance la politique étrangère et cette direction était à mes yeux irréprochable ».

Doumergue avait compris avant la plupart de ses contemporains les intentions belliqueuses de l’Allemagne il s’efforce d’œuvrer pour la paix mais  reste lucide. Paléologue évoquant devant lui la possible « arrière  pensée » de recours à la force de l’Allemagne, Doumergue s’écrie : « L’arrière pensée ? Mais non ! La pensée de l’Allemagne nous est connue aussi clairement que possible. Rappelez-vous les déclarations de Guillaume II et du général de Moltke au Roi des Belges : « La guerre avec la France est inévitable et nécessaire … ». Cela ne vous paraît pas d’une clarté suffisante ? » (Journal  1913 – 1914, Au quai d’Orsay à la veille de la tourmente – Paléologue  – Plon 1947).

Lorsque le 8 juin 1914 ce premier gouvernement Doumergue cède la place à celui de René Viviani c’est sur une victoire de son parti qu’il a conduit aux élections – en tant que président du Conseil –  que Doumergue se retire.

Même Clémenceau lui rend un bel hommage en constatant la difficulté à le remplacer et à trouver « un homme qui s’impose en ce tohu-bohu de fragments de partis par une autorité particulière ». (B.E. Gueydan – Les Rois de la République – Perrin 1925).

En 1937, lorsque Etienne de Nalèche succède à Doumergue à l’Académie des sciences morales et politiques il écrit : « Dès cette époque (1913-1914), s’il apparait encore très engagé dans la bataille des partis il est déjà hors de pair par son désintéressement absolu et par un une indifférence exceptionnelle à l’égard des fastes du pouvoir. Il est un des premiers chefs du gouvernement qui ait songé à se retirer non pas sur une défaite mais sur une victoire de son parti. Quelle innovation ! Ce radical commence aussi de souhaiter une union qui excède le radicalisme […] l’union dont il discerne l’exigence, l’union dont il va toute sa vie approfondir la nécessité et rechercher les conditions. (Notice sur la vie et les travaux de Gaston Doumergue – Institut de France 1939).

De février à novembre 1934. SEUL CONTRE L’APPAREIL

Sur fond du scandale de l’affaire Stavisky les émeutes de février 1934 qui feront 15 tués et plus de 1600 blessés à Paris, jette le désarroi dans la classe politique qui craint une guerre civile. Violemment pris à partie par une opinion publique excédée le gouvernement Daladier démissionne. On cherche un sauveur, une personnalité politique sans tâche qui puisse apaiser la France qui gronde. Ce sera Gaston Doumergue. Depuis son départ de la présidence de la République en 1931 (il a refusé de se représenter alors que tout le monde l’espérait), sa popularité dans le cœur des français est intacte. Quand il arrive de sa province en gare d’Orsay une foule immense l’accueil et l’acclame. Raymond Poincaré en personne, malade, épuisé – il mourra quelques mois plus tard – est venu l’embrasser. Les deux hommes tombent dans les bras d’un de l’autre. Les deux seuls chefs de l’Etat ayant accepté de redevenir président du Conseil après avoir été  présidents de la République pour sortir leur pays d’une grave crise.

« Le Cabinet Doumergue est un gouvernement préoccupé de restaurer dans une accentuation du sentiment national l’unité intérieure déchirée … » écrit André-François Poncet (Souvenir d’une Ambassade à Berlin – Flammarion).

Avec ce nouveau gouvernement Doumergue, tout le monde attend un redressement de la France. Notamment en matière de politique étrangère. Edvard Benès l’un des pères fondateurs de la Tchécoslovaquie déclare que la nomination de Doumergue et la composition de son gouvernement auront d’excellents effets sur l’attitude de la Grande-Bretagne et de l’Italie. Le Roi Zog d’Albanie se réjouit du changement intervenu : « On va entendre à nouveau la voix de la France ».

Dans sa thèse universitaire (Gaston Doumergue. Du modèle républicain au sauveur suprême) Jean Rives écrit : « Dans son livre POLITIQUE ETRANGERE de LA FRANCE. LA DECADENCE, Jean-Baptiste Duroselle intitule un de ses chapitres : « L’ère Barthou » lui attribuant le mérite du redressement de la politique extérieure française au cours de l’année 1934. C’est oublier à notre avis plusieurs choses. D’abord le contrôle attentif que Doumergue exerce sur cette politique. Résidant au quai d’Orsay il entend surveiller de très près un secteur dont il s’est fait une spécialité par la passé. […] A plus d’un titre il convient mieux de parler comme Jacques Chastenet de « L’intermède Doumergue ».

Jacques Chastenet, académicien français, historien, journaliste mais aussi diplomate sait de quoi il parle. Il a été secrétaire général de la Haute Commission militaire alliée des territoires rhénans en 1924. En  1929, il devient journaliste et se spécialise dans la politique étrangère. En 1931, il devient co-directeur du journal LE TEMPS avec Émile Mireaux.

Une anecdote montre à quel point Doumergue s’est impliqué dans les affaires extérieures de la France pendant ses neuf mois de présidence du Conseil.

Elle concerne la position prise par la France dans la  célèbre note du 17 avril 1934 adressée à la Conférence du désarmement qui se tient à Genève.

A l’origine, « Deux chefs, deux tendances, écrit Maurice Vaïsse, d’un côté Barthou et les partisans de la négociation qui estiment qu’une convention permettrait de freiner et de surveiller le réarmement allemand, de l’autre Doumergue, qui ne se fait plus d’illusion sur la sincérité allemande et n’entend en aucun cas désarmer la France. Dans le premier camp André-François Poncet va s’employer activement à convaincre le pouvoir politique d’accepter la négociation. Il se déclare favorable à « un réarmement limité et contrôlé […], pour éviter le pire le bon sens ne recommandait-il pas de se résigner au moindre mal ? Ce raisonnement s’imposait à mon esprit de façon si impérieuse que je ne négligeai rien pour y rallier nos dirigeants ». (Souvenir d’une Ambassade op.cit.). Poncet décide alors d’aller plaider sa cause au Quai d’Orsay auprès du Ministre Barthou. « Barthou m’écouta avec la plus grande attention et me dit : « Vous avez achevé de me persuader ! Mais le doigt levé et montrant le plafond il ajouta aussitôt : « C’est là haut qu’il faudra dire tout cela ! C’est celui-là qu’il faudra convaincre ! » (Souvenir d’une Ambassade op.cit.).

Là-haut, au dessus de sa tête se trouvait la pièce dont Gaston Doumergue chef du Gouvernement avait fait son Cabinet de travail.

Poncet va donc tenter de convaincre Doumergue. Ce fut un échec.  « Le président Doumergue […] était d’un avis contraire, son siège était fait, il ne voulait rien entendre qui risquait de l’ébranler. Je saisis alors toute la signification du geste de Louis Barthou lorsqu’il pointait son doigt vers le plafond ». (Souvenir d’une Ambassade op.cit.).

Pour Maurice Vaïsse, (historien français des relations internationales et l’un des principaux spécialistes français des questions de politique étrangère et de défense) en 1934 Doumergue représente  « la ligne stricte de la diplomatie française ». (Sécurité d’abord. La politique française en matière de désarmement – 9 décembre 1930 – 17 avril 1934 – Ed. Pédone)

 

 

Durant ces 9 mois de présidence du Conseil Doumergue sera obsédé  par le danger allemand frappé qu’il est de la similitude de la situation internationale avec celle de 1913. Une fois encore il est un des rares hommes politiques à prôner la fermeté. Allant même dans un de ses discours radiodiffusé jusqu’à  dénoncer la niaiserie idyllique de ceux qui se contentent de « bêler la paix », reprenant la célèbre formule de Clémenceau de 1914. 

 

Déjà en avril 1931, un mois avant la fin de son septennat présidentiel et à la veille de se retirer de la vie politique, dans un discours à Nice, inquiet des tentatives de rapprochement entre l’Allemagne et l’Autriche qui préfigureront l’Anschluss, il déclarait presque sous forme de testament de politique étrangère : « La France devra veiller, se tenir sur ses gardes. Elle  a d’autant plus le droit de penser ainsi qu’elle vient de se trouver subitement en présence d’un évènement brusqué dont il n’est permis de méconnaître ni l’importance dans le présent, ni les conséquences qu’il serait dangereux d’oublier… ». La France poursuit-il  « ne doit pas se laisser aller à réduire sa propre force matérielle au dessous de ce qu’exigent les besoins de sa sécurité et l’intégrité de son domaine métropolitain et colonial ».

 

Jean Rives conclu de ce discours : « Ce qui en disait long sur son désaccord avec la politique étrangère menée durant son septennat… ». (Du modèle républicain au sauveur suprême – op. cit.) 

 

En 1934, seulement quelques semaines avant d’être rappelé au pouvoir paraissait un livre d’Albert Chatelle (L’effort belge en France pendant la guerre 1914-1918. Ed. Firmin-Didot 1934) comportant une préface de Gaston Doumergue dans laquelle on pouvait lire : « Ne dirait-on pas que l’Histoire n’apprend rien et que jamais elle recommence. Or voici qu’on s’aperçoit brusquement qu’elle pourrait bien recommencer. Une série de faits vient de se produire en peu de temps dont les plus optimistes ne peuvent s’empêcher d’être émus, car ils ne révèlent pas un esprit de paix bien résolu. […] Ce n’est ni en Belgique, ni en France qu’on peut assister au spectacle impressionnant de mobilisations énormes de jeunesses militairement entraînées et disciplinées, ni chez elles qu’on entend d’une façon continue des cliquetis d’armes, des appels guerriers, des déclarations et des discours qui sentent la poudre malgré les précautions prisent pour en dissimuler l’odeur … »

 

Liste des Ministres des Affaires étrangères du 9 décembre 1913 au début de la  guerre 1914-1918.

Président de la République Raymond Poincaré

Gaston Doumergue : 9 Décembre  1913 –  9 Juin 1914

Léon Bourgeois : 9 Juin 1914 – 13 Juin 1914

René Viviani : 13 Juin 1914 – 3 Août  1914

Gaston Doumergue :  3 Août 1914 – 26 Août  1914

Théophile Delcassé : 26 Août 1914 – 13 Octobre 1915